Au cours des trois dernières semaines, la campagne lancée sur Internet par une ONG qui assure que certains des vêtements de la nouvelle collection Louis Vuitton s’inspirent d’une chemise traditionnelle roumaine a fait beaucoup de bruit dans les medias et la société roumaine. Après vérification, nous avons constaté qu’il existe certaines similitudes, et dans le cas d’une blouse de la collection Louis Vuitton, elles sont même évidentes.
Contexte
Le 2 juin 2024, la communauté La Blouse Roumaine, une ONG créée en 2016 connue pour ses efforts visant à faire reconnaître le patrimoine ethnographique roumain utilisé dans les créations de grandes maisons de couture d’envergure mondiale, a lancé une campagne intitulée „Give Credit” contre l’entreprise de mode Louis Vuitton, affirmant que dans sa nouvelle collection – été „LV by the Pool” 2024, cette dernière copie des éléments du port populaire de la région de Sibiu, notamment de la `blouse de Marginime`, „sans mentionner l’origine et sans avoir le consentement des détenteurs de le héritage culturel „. La campagne La Blouse Roumaine a demandé le soutien des communautés locales, ainsi que des collectionneurs de costumes folkloriques et des artisans pour envoyer des photos attestant des similitudes entre la chemise (`ia`) de Mărginimea Sibiului et les vêtements de la collection Louis Vuitton. « … S’il vous plaît, soutenez-nous dans la nouvelle campagne „Give Credit”, qui a comme but l’utilisation par la marque Louis Vuitton de la chemise Marginime dans la nouvelle collection 2024, sans mentionner l’origine et le consentement des détenteurs du le héritage culturel. Ce qu`on peutni faire: ajoutez des photos de la chemise Marginime à ce post en indiquant la zone et avec une petite description en quelques lignes; demandez à la marque Louis Vuitton de retirer les pièces de la collection en attendant l’accord des collectivités, avec crédit à l’origine ; si vous êtes organisés au sein d’associations, de fondations, de groupes d’initiative, d’entreprises, etc., merci de nous écrire des messages officiels de soutien », exhorte ainsi la communauté La Blouse Roumaine sur sa page Facebook.
La publication a reçu en quelques jours plus de 9 000 likes, près de 10 000 partages et plus de 1 000 commentaires, dont la grande majorité étaient des photos de différentes variantes de la chemise Marginime portée par les locaux. Le sujet a bénéficié d’une large couverture dans la presse roumaine: TVR, G4media, Protv, pour citer quelques exemples.
Le sujet a touché la presse internationale, grâce à un article publié par Associated Press dans lequel on peut lire : «Le ministre roumain de la Culture a déclaré qu’il demanderait à la maison de couture de luxe française Louis Vuitton de reconnaître qu’un chemisier traditionnel roumain a directement inspiré les articles de l’une de ses collections 2024. /…/ La chemise en question est connu en roumain sous le nom de ”ie” , qui comporte généralement des broderies et des pompons complexes et est généralement reconnu comme un symbole de la riche culture populaire du pays. En 2022, certains vêtements présentant un style de broderie ont été ajoutés à la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Louis Vuitton n’a pas immédiatement répondu aux questions envoyées par l’Associated Press. »
Sur la page Facebook de la société LV, de nombreux commentaires d’internautes roumains ont été postés sous le hashtag Give Credit, comme on peut le voir sur la capture d’écran ci-dessous. «Ne le prenez pas vous-même, demandez! Indiquez la source! Lorsque Matisse a peint la célèbre toile, il ne l’a pas appelée „La blouse”, mais „La blouse roumaine”, écrit un internaute. « De nombreuses pièces de cette collection sont inspirées d’une chemise roumaine, mais vous avez oublié de mentionner la source du design. Reconnaître votre source d’inspiration honore non seulement les artisans et les communautés qui ont maintenu ces traditions vivantes, mais favorise également l’appréciation et la compréhension culturelles. Nous vous demandons respectueusement de reconnaître l’influence culturelle roumaine sur cette collection », lit-on dans un autre commentaire, comme on peut le voir sur la capture d’écran ci-dessous.
Plusieurs personnalités politiques ont également exprimé leur soutien à cette initiative, notamment la ministre roumaine de la Culture, Raluca Turcan, qui a déclaré le 3 juin dans un message sur sa page Facebook: « Naturellement, nous allons demander à l’entreprise Louis Vuitton de reconnaître la valeur patrimoniale et culturelle du modèle `ia cu sinoare` (la chemise à rayures noires), spécifique à la région de Sibiu. »
Vérification
Nous avons sollicité la société Louis Vuitton à plusieurs reprises mais n’avons reçu aucune réponse.
La chemise de Marginimea Sibiului, qui peut être considérée comme une source d’inspiration pour certains articles de la nouvelle collection Louis Vuitton, est largement connue en Roumanie. « Ce type de chemise existe déjà depuis le début du XIXe siècle et trouve son origine dans la zone ethnographique Mărginimea Sibiului, dans la ville de Săliște. Elle s’étend d’abord dans les villages de la région et traverse les Carpates vers le sud, en raison de la migration d’une partie de la population vers les régions hongroises. Les chemises ont un fort caractère d’identité et d’appartenance dans le contexte d’une communauté et d’une époque », explique Ioana Bâja, membre de « Semne cusute » (« marques cousues » en français), une communauté qui allie la préservation des traditions culturelles avec la mode durable, la création communautaire, les programmes éducatifs et les expositions pour promouvoir et protéger la chemise traditionnelle roumaine. « Semne cusute » milite pour la reconnaissance et la préservation du patrimoine culturel représenté dans la chemise traditionnelle roumaine, en s’appuyant toujours sur les sources historiques. Pour ces efforts, la communauté « Semne cusute » a reçu le prix du patrimoine européen de l’organisation Europa Nostra en 2022.
Ioana Bâja précise : « D’un point de vue actuel, on peut parler d’un ensemble de règles, dont les limites ont été définies et connues par les communautés. Certaines des règles les plus importantes pour les chemises à „ciocanele” (bande verticale noire, cousue sous forme de lignes horizontales entrecoupées, d’aspect compact, il existe également des cas où des bandes textiles noires ont été appliquées à la place de la broderie. Le point de broderie est appelé „point de Săliște” ou „point entrelacé”) de Mărginimea Sibiului sont :
- Toutes les broderies sont réalisées à la main. Après l’apparition des machines à coudre, probablement après 1900, certaines chemises commencent à être assemblées à la machine et des épingles décoratives apparaissent, le plus souvent noires, sur les lignes de jonction des feuilles de tissu ou au bord des fodors appliqués sur le bord (fodor – le volant sous le revers de la manche, est une continuation du tissu qui forme la manche. Il peut avoir des broderies spécifiques sur le bord, il peut avoir diverses formes de dentelle, le plus souvent noires).
- La forme et la taille de la broderie. La largeur des bandes a beaucoup varié au fil du temps. La broderie très finement travaillée est spécifique.
- Les bandes verticales noires (ciocanele) représentées sur la poitrine et les manches suivent certaines règles concernant leur nombre, où elles commencent, où elles finissent et leur longueur. Des règles similaires s’appliquent aux gouttes sur les manches
- Placement des fleurs à côté des maillets – il y a des segments de maillets avec et sans fleurs sur les bords
- Le fodor (le volant), sa taille, le style de froncement avec des pinces ou des boîtes, et la broderie sur le fodor, notamment celle sur son bord”.
Ioana Bâja a accepté d’illustrer ses mots avec une photo de sa famille. C’est une photo du mariage de sa tante en 1963.
Des modèles de la chemise Mărginime peuvent être vus sur le site Internet du plus ancien ensemble folklorique de la région, „Cindrelul Junii Sibiului”.
Ainsi que sur la page du Musée ASTRA de la Civilisation Populaire Traditionnelle, où la chemise Marginime est exposée comme élément central:
Sur le site de la société Louis Vuitton, on a identifié plusieurs vêtements qui, par une simple comparaison visuelle, présentent des similitudes avec la Chemise Marginime. Le plus grand nombre de similitudes existent dans l’article Blouse à manches ballon et bordure en dentelle.
Dans la description de cet article vestimentaire nous ne lisons aucune référence à une quelconque source d’inspiration, comme on peut le voir ci-dessous :
« Product details
This airy blouse twists a romantic silhouette with graphic detailing for a fresh, bohemian look. Crafted from lightweight linen in an ample cut, the balloon sleeves and neckline are accented with contrasting lace inserts. The waistline and cuffs are elasticated to emphasize the volume, while loose leather ties add dimension to the front.
Main Material : 100% Linen
Milky White
Made in Italy »
En traduction : « Cette blouse aérienne associe une silhouette romantique à des détails graphiques pour un look bohème et frais. Confectionné en lin léger dans une coupe ample, les manches ballon et l’encolure sont rehaussées d’empiècements en dentelle contrastés. La taille et les poignets sont élastiqués pour souligner le volume, tandis que de larges liens en cuir ajoutent de la dimension au devant. • Matériau principal : 100 % en • Blanc laiteux • Fabriqué en Italie »
Pour une analyse comparative, nous avons demandé l’aide d’Ioana Bâja, experte en chemise de Marginimea Sibiului et de la région d’où elle est issue. Selon Ioana Bâja : « La chemise réalisée par Louis Vuitton présente des éléments inspirés des chemises avec des bandes verticales noires (”ciocanele”), mais un cadrage spatial et temporel précis du modèle d’inspiration n’est pas possible. Parmi les similitudes, l’élément le plus évident est la manche. On observe la géométrie de composition spécifique des chemises avec ”ciocanele”, ces broderies noires sur tissu blanc, bandes noires compactes sur toute la longueur de la manche, une rayure de broderie sur l’épaule de la chemise, broderie décorative à côté des bandes noires. La manche est froncée en bas, formant un volant avec des détails noirs sur son bord. Les proportions et la largeur de la manche rappellent également les chemises de Mărginimea Sibiului.
Il y a aussi quelques détails spectaculaires: la broderie sur le bord des bandes noires a la géométrie, la taille et le placement parfaits. On voit des motifs végétaux/floraux tournés vers le haut et vers le tissu blanc, qu’une variation de motifs, et non un seul, répétés sur toutes les zones brodées. En ce sens, la manche est un élément de design réussi qui semble avoir compris les principes de composition. Les textures sont également réussies : les ”ciocanele” traditionnels ne sont pas parfaitement lisses, les rayures de la chemise Louis Vuitton ont un relief à trois colonnes. Ce type de composition correspond à Mărginimea Sibiului dans une version simple ou sobre, éventuellement une chemise de travail, éventuellement d’une femme mûre, éventuellement de l’entre-deux-guerres. Il convient de noter que les chemises contemporaines des communautés locales sont beaucoup plus décorées que celle-ci car la plupart des chemises vues aujourd’hui sont des chemises de fête. Les différences et les décisions de conception sont malgré tout nombreuses. L’aspect le plus évident : c’est une chemise brodée automatisée. La coupe est probablement moderne.
La poitrine de la chemise n’a pas de broderie, mais l’élément de finissage à l’embouchure de la chemise introduit une longueur noire sur la poitrine. Le pli à la taille de la chemise Louis Vuitton n’est pas connu sous cette forme, avec élastique, bien que certaines chemises anciennes de type «chemise à revers» avaient le tissu plissé à la taille, là où commençait l’ourlet. Des froissements avec élastique sont également visibles sur les manches. Sur le dos de la chemise, traditionnellement non brodé, étant recouvert par le plastron ou le gilet, la chemise Louis Vuitton présente des broderies rejoignant les rayures sur les épaules. Le col de la chemise est une autre décision de conception peut-être moins réussie car il rappelle trop un maillet placé de manière anormale. La toile est un autre aspect intéressant. J’apprécie la décision d’utiliser du lin, car cela donne le bon volume, les manches reposent naturellement, elles ne pendent pas. En comparaison, les chemises à marteaux de Mărginimea sont confectionnées sur des tissus en coton.»
Ioana Bâja tient également à souligner : « Un certain nombre de similitudes peuvent être observées, mais le grand nombre de différences en fait une conception originale du point de vue juridique. Ce dessin collectif ne bénéficie malheureusement d’aucune forme de protection légale. Si dans le passé les normes sociales dictaient quelles personnes étaient autorisés à s’habiller ainsi et qu’il n’était pas naturel qu’un étranger porte les vêtements identitaires d’une communauté, aujourd’hui nous ne connaissons plus de telles restrictions. Cette liberté comporte cependant des risques évidents, lorsqu’une personne ou une institution s’approprie des éléments d’identité, dans le pire des cas sans les comprendre. » Elle ajoute : « La réaction d’insatisfaction à l’égard de la chemise Louis Vuitton est naturelle, une inspiration aussi évidente mérite d’en mentionner la source d’inspiration, au moins d’un point de vue éthique, à la hauteur de la réputation du groupe dont fait partie Louis Vuitton. Les ”ciocanele” sont l’emblème de l’identité de Mărginime. La chemise réalisée par Louis Vuitton peut être considérée comme une forme d’emprunt superficielle, témoignant du manque de respect envers les objets qui ont servi de source d’inspiration. »
En ce moment, le modèle controversé de la collection LV By The Pool n’est plus dans la collection et n’est pas non plus disponible via le lien que j’ai capturé ci-dessus.
Deux autres vêtements de la collection comportent aussi des éléments décoratifs très similaires aux motifs de la chemise roumaine traditionnelle de Mărginime. Dans ces cas, cependant, la coupe générale du chemisier/haut est très différente de la chemise roumaine traditionnelle.
Parallèlement, le 24 juin, à l’occasion de la Journée Universelle de Ia (la chemise traditionnelle roumaine), la ministre roumaine de la Culture, Raluca Turcan, a annoncé dans un message sur sa page Facebook personnelle : « Après l’utilisation par la marque Louis Vuitton société du modèle ia spécifique à la région de Sibiu comme source d’inspiration pour certaines pièces de la collection „LV By The Pool” 2024, le ministère de la Culture a ouvert un dialogue avec les représentants du groupe Louis Vuitton Moët Hennessy visant une série d’événements et d’expositions dans lesquels les artisans sont également de Roumanie et doivent être valorisés dans le monde entier”.
La marque Louis Vuitton a également été accusée par le passé de s’être inspirée de la couverture Basotho des indigènes sud-africains (année 2017), du foulard traditionnel palestinien keffieh (année 2021), ou de motifs traditionnels mexicains (2019).
Dans le cas de l’accusation de détournement d’éléments traditionnels mexicains, le gouvernement du Mexique, par l’intermédiaire du ministre de la Culture, Alejandra Frausto, a envoyé le 5 juillet 2019 une lettre à l’entreprise Louis Vuitton dans laquelle, selon l’agence Reuters, proposait « un groupe de travail dans lequel les entreprises, le gouvernement et les communautés dialoguent entre pairs ». Selon la presse de l’époque, Louis Vuitton avait répondu: «Nous sommes actuellement en contact avec des artisans de Tenango de Doria, dans l’État d’Hidalgo, au Mexique, avec la perspective de travailler ensemble pour réaliser cette collection». Cependant, contactée par la publication El Universal (édition anglaise), la ministre mexicaine de la Culture, Alejandra Frausto, a déclaré que les artisans de Tenango de Doria, Hidalgo, lui avaient dit qu’ils ne collaboraient pas avec Yael Mer et Shay Alkalay, les créateurs de la chaise avec des broderies mexicaines en litige. « Nous sommes en contact avec la marque (Louis Vuitton), il y a un intérêt pour une collaboration plus équitable et nous les rencontrerons. Nous étions à Tenango de Doria il y a quelques jours et les artisans nous ont dit qu’ils ne travaillaient pas main dans la main avec les designers », a déclaré le ministre mexicain de la Culture. Toujours selon la publication mexicaine El Universal, la chaise utilisant la broderie mexicaine est le seul article qui a été supprimé du site Web de Louis Vuitton, alors que tous les autres articles de la collection Objets Nomades étaient toujours disponibles. Après cette polémique, en 2020, la maison a conclu une forme de collaboration avec une série d’artisans mexicains de la région d’Oaxaca avec lesquels elle s’est associée pour peindre une édition limitée de sacs et valises avec des animaux fantastiques spécifiques à la civilisation zapotèque :
Dans le cas de la Roumanie, plusieurs campagnes Give Credit ciblaient des vêtements inspirés des vêtements folkloriques roumains de diverses régions du pays. Un cas réussi a été celui dans lequel la créatrice de mode américaine Tory Burch a modifié la description d’une pièce, un manteau traditionnel de style roumain, après avoir affirmé dans la présentation initiale qu’elle était inspirée de l’Afrique.
Conclusion
Oui, il y a plusieurs éléments de similitude, notamment dans le cas de l’article Blouse à manches ballon et bordure en dentelle, qui confirment les soupçons selon lesquels le créateur de la collection „LV by the Pool” 2024 de la société Louis Vuitton s’est inspiré de la Chemise de Mărginimea Sibiului, sans toutefois le mentionner. Les controverses qui ont surgi au fil du temps entre plusieurs maisons de couture mondiales, dont Louis Vuitton, et les communautés préservant le patrimoine ethnographique local montrent de nombreux cas de design inspirés par des motifs traditionnels. Mais le débat, notamment sur une base juridique, sur les possibilités de dénoncer l’appropriation d’un bien culturel par une entreprise et de récompenser d’une manière ou d’une autre les communautés qui ont été source d’inspiration pour cette entreprise reste un sujet complexe et compliqué.